La musique.

Du live d'époque... c'est quand même quelque chose!

Si la France avait ses trois pionniers du rock'n'roll (Johnny, Eddy et Dick), l'Angleterre avait aussi les siens: Cliff Richard (le plus populaire des trois), accessoirement accompagné par les Shadows, Marty Wilde (le moins populaire des trois mais père de Kim Wilde - il continuera d'ailleurs d'écrire des chansons pour elle) et Billy Fury. Ma préférence va à Fury, le plus pur, le plus élégant, celui qui avait, à ses débuts, une certaine idée du rock'n'roll. Handicapé par des problèmes de coeur (rhumatisme articulaire aigu contracté durant son enfance), il fut toujours un chanteur limité mais compensait son manque de souffle par le style et deux grammes d'âme (dilidam-dam).

Quelle subreptice chaleur, un peu cotonneuse, en suspension, Erik Satie parvient à mettre en musique ici. Il saisit une humeur, la chiffonne, rôde autour, la garde intacte, probablement en y revenant un peu chaque jour, chaque soir, ou certains soirs, en retrouvant cette sorte de joie tacite, feutrée, d'être revenu au bercail après s'être éloigné du bruissement de la rue, être revenu de la rumeur de la ville si bien peinte dans la série d'illustrations montrée ci-dessus. Ces lumières de la ville que l'Homme a inventées, comme inventant son propre monde, le foyer de l'humanité, éparpillé en points lumineux. Emouvante ville qui vibre et vit, remue et grouille de petites histoires, de rencontres, de tourments, de rires, de rêveries...

Oui, dans cet apparent repos exprimé par cette musique si douce, il y a le bruit de la ville, c'est une musique urbaine, luisante de pluie sur le cuir des chaussures et des fiacres ou des voitures, toute odorante encore de vêtements froissés, de voix en brouhaha, et qui se dissipe en rêverie infinie.

Il fallait bien, quand même, que l'Homme fasse quelque chose de cette autre vie, de cet autre monde qu'il s'est bâti, au détriment d'une Nature qu'il détruit hélas progressivement. Mais d'où venons-nous, que sommes-nous et où allons-nous, demandait Gauguin?

La vie existe t-elle si on n'en parle pas? Question hautement philosophique... comme si l'esprit pouvait se voir dans un miroir.

Oreille de hasard, oreille de fortune, de bon augure, de bonheur... fais-moi plaisir: donne sept minutes de ton temps à cette ouverture de "La Chasse".

Moi je me la mets de temps en temps, avec la même impulsion que j'aurais pour me passer un rock de Chuck Berry. Sauf que ça commence mine de rien, dans un cadre de verdure, jusqu'à ce que cavalcadent les cordes... pour nous faire humer du vent à pleins poumons. Ceci me rappelle que je me suis trouvé une fois, une seule mais ça m'a suffi, sur un cheval au galop. Le trot c'est casse-cul, mais le galop... mes aïeux! Je ne maîtrisais pas mon cheval qui faisait ce qu'il voulait. Mais quelle ne fut pas ma surprise de constater qu'au galop mon cheval devenait soudain d'un confort absolu. J'avais l'impression de chevaucher du vent. Le vent est plus bio que l'avion, vous en conviendrez.

L'ouverture de la Chasse de Joseph Haydn. Adagio allegro. Musique bio jouée avec des cordes vertes et des instruments à vent.

La rencontre d'une musique (Garvarentz), d'un texte (Azanavour), d'une chanteuse (Vartan), à une époque donnée (le twist). On ne peut pas étiqueter Sylvie Vartan. Elle reprenait beaucoup de succès américains, mais était très éclectique. On lui écrivait des chansons françaises (Debout, Aznavour/Garvarentz). Elle suivait la vague. Mais pouvez-vous imaginer une interprète qui chante "La plus belle pour aller danser" mieux que la Sylvie des années 60? Moi pas. Certes, le créateur ou la créatrice d'une chanson, à savoir son premier ou sa première interprète, impose forcément une empreinte qu'il est difficile d'oublier ou de remplacer si la chanson est assez bonne pour marquer les esprits. On peut donc penser que n'importe quel interprète aurait éventuellement eu du succès avec cette chanson. Mais autant de succès que Sylvie elle-même qui chante cette chanson en se l'appropriant mieux que quiconque, avec ce mélange de sensualité, de douceur, de chic, d'élégance, d'afféterie, de princesse débutante instinctivement investie? Non, rien n'aurait pu égaler cette magie, de la magie qui fait les classiques. "La plus belle pour aller danser", c'est de la fluidité absolue, du charme et de la féerie. Art suprême d'une partition sur mesure? Accident miraculeux?

Comment ne pas être enchanté par ce chant suavement majestueux qui donne à la mélodie une sorte d'aristocratie de boudoir, murmurée dans un nid de cordes qui fait rêver de châteaux et de chevaux blancs?

La voix de Sylvie a toujours eu cette particularité d'être à fleur de peau, viscérale, charnelle, sanguine. Ce chant fugace et changeant flotte sur l'air du temps, sa palette d'expression est large et regorge de couleurs variées. Elle a la voix et les sentiments de son âge. Elle a l'éclat du printemps. Lorsqu'elle chante "La plus belle...", elle endosse la robe de la promise car on ne plaisante pas avec les choses du coeur qu'on ouvre grand.

D'autres optèrent pour la grandiloquence (à son époque la chanson en est pleine). Sylvie n'est pas grandiloquente. Pas avec cette chanson du moins. Elle se saisit d'un joyau et se contente de lui imprimer l'intime et lancinante rêverie des jeunes filles qui jouent à la poupée.

Et puis il y a la musique comme une valse, un manège, une étoile filante.

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?

(Baudelaire, Moesta et errabunda, extrait)

"La Sérénade du pavé" par Eugénie Buffet en 1933.

C'est quoi, le génie d'une certaine chanson française, sinon celui d'oser de plein fouet jouer le ton du drame, de la poésie noire, et d'ainsi faire chatoyer d'intensité secrète un patrimoine inestimable?

Quand la voix de Lucinda vibrait comme un diamant dans la nuit...

La musique.

La musique nous maintient en vie. Elle s'amplifie en étant jouée, elle traduit notre goût de la vie, reflète le désir d'épique, change la traversée du temps en hymne.

La musique se souvient de la vie, de l'intensité du pouls, elle vibre et transmet.

Et la musique est toutes les musiques. Tu ne la choisis pas, elle te choisit, même si parfois tu la rejettes. Celle qui te tombera dessus t'aura choisi.

Plus elle est jouée, plus elle t'imprègne. Plus elle t'imprègne, plus elle donne un sens à ta vie. Ce sens a toujours été là, sauf qu'elle le rend plus audible, plus visible, plus clair, qu'elle te le rappelle plus ostensiblement.

La musique a gardé tes sens en éveil, à fleur de nerfs, de pleurs et de frissons. La musique t'émeut parce qu'elle t'a réveillé.

Et soudain la musique devient la vie. Parce qu'elle l'a traduite. Soudain la musique devient plus vivante que cette vie à laquelle tu cherches un sens. Alors tu la chantes. Alors tu la cherches.

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Sans doute y a t-il une vie sans musique: lorsque tu peins, lorsque tu écris, lorsque tu communies avec le silence, le chant des murmures, l'harmonie des frémissements.

Mais la musique, c'est quelque chose qui se joue pour vivre. Soudain on se rend compte qu'elle existe lorsqu'on la joue. On l'aurait presque oubliée. Soudain on se rend compte qu'elle rend la mémoire plus vive, plus proche, plus parlante, plus symbolique.

Elle est belle.

Concert des Undertones à Munich en 1981... un grand groupe.

Bonjour. Voici mon rock'n'roll préféré.

A la prochaine!

Ah! Le son du vinyle. Les pochettes de 33 tours. Le rock and roll de Mink DeVille... Goûtez-moi ce son dense, cette voix bouleversante, ce sax nocturne, cette âme vivante et parfumée... "That World Outside" (en plage 3) est la plus belle chose du monde, comme seul Willy DeVille pouvait en faire dans la lignée des Drifters... L'album Le Chat Bleu est une perle, un album sans fond, magnifiquement produit, comme une riche étoffe qui trimballe des larmes.

Dans la série des airs qu'on fredonne le plus souvent, celui-ci est probablement dans mon top 10 de ces cinq dernières années... il se passe rarement une semaine sans que je le fredonne...

Ce n'est pas une question de style. On s'en fout que vous n'aimiez pas la voix haut perchée. Le truc, c'est que c'est de l'ébauche, et que l'homogénéité, la substance est aérienne comme un souffle de pure inspiration. Joni aime le jazz, Joni maîtrise le souffle de la mélodie qui vient de haut en bas, de bas en haut, par vagues sur un clavier d'occasion. Elle veut juste faire quelque chose de joli parce qu'elle fut émue par une histoire, un sentiment, un blues sur la promenade... et cette mélodie jolie, semble imprégnée d'une tristesse infiniment bleue qui rend tout le monde silencieux. Elle s'arrête assez tôt, elle n'est qu'en route, elle en fera d'autres. Mais cette chose qui a l'air si triste, n'est pas triste. C'est notre vision occidentale qui déforme notre perception de la grâce.

Elle en fera d'autres. Tiens sur l'album Blue, justement ("River", "A Case of You").

Mina... peut-on faire plus italien? Voix renversante, musique sublime.

Vous êtes dans un club de Knokke, Belgique, un soir de l'été 1964. Costard exigé, cigarettes admises. Pendant 25 mn, une chanteuse connue depuis peu (juste deux ans) vient chanter parmi vous, passant entre les tables, s'asseyant au bar, mise en scène peaufinée avec micros deci, delà. Cette chanteuse s'appelle Dionne Warwick et a un charme singulier, qu'on jurerait sorti tout droit d'une île exotique, mais avec un chic très urbain. Elle a fait ses classes, sans nul doute, en témoigne son chant audacieux, haute voltige de notes alternativement tendues et adoucies. Elle se déhanche exquisément, fait des gestes d'arabesques, enchante l'objectif avec ses yeux de biche sur une des plus belles chansons du monde, à 20:15: "Walk On By". Beaucoup de classiques signés David (paroles) et Bacharach (musique), chansons sentimentales et sophistiquées... puis elle conclut le set avec "What'd I Say", faisant participer l'audience sur un rythme aussi contagieux qu'élégant. Vous y étiez: saurez-vous oublier tant de grâce? Peu probable.

Vous pensez que ça appartient à son époque? Certainement. Mais c'est même mieux: ça cristallise le moment d'une époque, le pic du moment d'une époque, en atteignant une indéniable singularité, et une qualité de performance qui n'hésite pas à théâtraliser artistiquement l'esprit du rock. De fait, les Rolling Stones en devenant expressionnistes et peu réfractaires au déguisement, ont préfiguré le glam rock. Les New York Dolls et David Bowie se sont inscrits dans cette lignée, T. Rex, Alice Cooper, Lou Reed et bien d'autres. Avec "You Can't Always Get What You Want" les Stones sont musicalement très proches de ce que font alors Traffic et Joe Cocker. Mais en tant que showman Jagger met la barre plus haut.

Autre interprète audacieux qui force le respect

Je me suis souvent demandé: comment peut-on apprécier Rimbaud si l'on n'est pas français? Est-ce qu'il existe un Rimbaud dans une autre langue? Je n'en connais pas, et même si l'on m'en conseillait un, serais-je capable de l'apprécier? Je ne me sens pas capable d'apprécier un Rimbaud dans une autre langue: impossible! Comment voulez-vous? Parce que Rimbaud ne parle pas que français, n'écrit pas que français: il transforme le français. Il faut posséder le français, l'avoir comme langue natale, comme langue viscérale, comme langue de l'âme, pour seulement avoir une chance d'apprécier Rimbaud. C'est une expérience de langage, ça vous parle autrement, ça vous parle au-delà de l'outil. "Je n'aurai jamais ma main", disait-il.

Je n'ai jamais lu d'autre écrivain comme Rimbaud. Aucun. Pas même en français. Cela ne peut pas s'inventer, une langue: elle est aussi individuelle, personnelle que l'empreinte digitale. Certes, Rimbaud parlait de l'inventer. Il essayait. Mais sa langue, son latin, il ne l'a jamais perdu, depuis ses premiers poèmes de dix ans. Cette langue dévalait depuis sa naissance, éperdue dans la trajectoire de sa vie tragique. Tragique comme la vie ou la moindre trajectoire dont la brièveté est somme toute relative! Cette langue dévalait depuis sa naissance, disais-je, parce qu'il est né dans un coin humide (les Ardennes se hument à vous en griser les naseaux) où l'on se réfugie dans les livres. Et des livres du XIXème siècle. Un siècle qu'on écrit encore en chiffres romains, c'est vous dire!

Les livres du XIXème siècle n'avaient pas d'écran interposé. Souvenez-vous! C'était avant internet. On apprenait à rêver, et les livres de chevet se trouvaient vraiment au chevet ou on transportait son chevet avec soi, le traversin sur l'épaule et la roulotte sur la route.

Chaque époque ne saurait avoir que son phénomène d'époque. Ainsi va l'Histoire. Il reste que Rimbaud est là. Oui, là, dans ce qu'il a écrit. Et ce qu'il a écrit est d'une force inouïe, ça nous transperce, il n'y a pas de barrière, pas de limite, pas d'obstacle: tout est franchi. Il nous atteint parce que le langage n'a jamais été pour lui un outil, mais un verbe vivant, une langue natale. Et on peut à loisir en apprécier la provocante récréation qu'on dit créative.

Il paraît que Rimbaud n'était pas un esthète. A mon sens, il fut un esthète de la plus belle espèce. Peut-être ne fut-ce délibéré, mais s'il nous a légué une esthétique alors inconnue, depuis elle a fait son chemin.

Peut-être un message en filigrane à prendre en compte: l'esthétique nous surprend. La Beauté de demain est insoupçonnée aujourd'hui: c'est un travail de friche.

Mais bon sang, que dire de la manière? Car il avait la manière, Arthur. Une sorte d'insondable brio. Les Assis, Le Bateau ivre ou autre, il rafraîchit la source à chaque vers. Et pourtant ce rafraîchissement permanent s'inscrit dans une même unité de ton, une même griffe. Ce qui s'appelle posséder la langue, jusqu'à ce qu'elle vous possède elle-même. Ses brouillons ne montrent-ils pas qu'il allait des mots à l'idée? Finalement, l'idée est bien insignifiante en comparaison de la glaise! Et vous n'imaginez pas combien ça me rassure, comme la beauté des arbres, des oiseaux, de la musique...

Au milieu des années 70, on réédita quatre chansons de Marie Laforêt (sans doute à l'occasion de la sortie d'une rétrospective) sur un super 45t. Il y avait dessus "Les vendanges de l'amour", "Viens sur la montagne", "Katy cruelle" et "Le lit de Lola". Je dois dire, pour m'être passé en boucle ces 4 chansons durant certains mercredis après-midi ou certains week-end lorsque j'étais ado, que la sélection est parfaite et suffit à transmettre le charme de Marie Laforêt, la fraîcheur de chansonnettes de printemps et de cristal. Je rêvais sur la dentelle de sa diction, le timbre de sa voix basse et claire, tendre et nostalgique: "Nous les referons ensemble, nous les referons ensemble demain les vendanges de l'amour..."

Mes moments préférés étaient les tangentes éthérées que prenait sa voix sur "Katy cruelle" et "Le lit de Lola": du pur ensorcellement.

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